L’importance des observations cliniques


Cynthia Jackevicius

Dans le présent numéro du Journal canadien de la pharmacie hospitalière (JCPH) sont publiés deux articles uniques : une observation clinique par Rainone et collab.1 sur la coloration verte du lait maternel causée par le propofol et une série de cas par DeGrote et collab.2 sur des patients ayant reçu du ticagrélor et de l’acide acétylsalicylique après la mise en place d’un dispositif d’embolisation Pipeline comme traitement pour un anévrisme cérébral. Comme les observations cliniques et les séries de cas se retrouvent au bas de l’échelle dans la hiérarchie des données probantes, l’on pourrait se demander pourquoi le JCPH trouve qu’il est important de les publier.

Bien qu’elles soient subordonnées aux essais cliniques contrôlés à répartition aléatoire dans la hiérarchie, les observations cliniques et les séries de cas bien rédigées jouent un rôle important dans la production de données probantes et dans la pratique clinique3. Les observations cliniques sont classées dans la catégorie des rapports de recherche axés sur le patient, ce qui, de par leur nature, inclut une description d’un aspect nouveau lié à une maladie ou à un traitement dans le cas d’un patient ou plus. En l’absence d’autres données probantes, les observations cliniques pourraient fournir de l’information importante aux cliniciens3.

Les observations cliniques peuvent aider à l’étude de nouveaux effets indésirables des médicaments, comme le démontre l’article par Rainone et collab1 dans le présent numéro. Une observation clinique publiée peut inciter les autres cliniciens à déclarer des cas semblables, ce qui peut alors mener à des recherches supplémentaires destinées à évaluer plus systématiquement une nouvelle hypothèse. En émettant de nouvelles hypothèses, les observations cliniques peuvent aussi faciliter la découverte de nouvelles maladies, de nouvelles approches thérapeutiques ou de nouvelles indications pour des traitements existants. Pour certaines populations spéciales, les observations cliniques peuvent, au départ, représenter l’ensemble des données probantes disponibles d’ici à ce que la pharmacovigilance ait lieu après la fin des essais cliniques ou d’ici à ce qu’une cohorte observationnelle de taille plus importante soit disponible, comme le décrivent DeGrote et collab2 dans leur série de cas sur les procédures d’embolisation comme traitement pour l’anévrisme cérébral.

Les observations cliniques peuvent aussi nous aider à comprendre comment les résultats d’essais cliniques à répartition aléatoire de patients typiquement plus en santé, présentant moins de comorbidités, se traduisent chez des populations plus diverses dans la pratique clinique réelle. Lorsqu’on extrapole les données de recherches au-delà d’une population d’essai clinique, chose courante dans notre pratique quotidienne, des résultats inattendus peuvent apparaître. Les observations cliniques peuvent nous aider à distinguer les limites de nos extrapolations et nous sensibiliser aux conséquences indésirables potentielles. Elles peuvent aussi mettre en relief les difficultés concrètes de la mise en application de données probantes dans la pratique et elles peuvent aider à combler le fossé entre les données probantes et la pratique, comme le fit dans un précédent numéro l’observation clinique sur le rivaroxaban employé chez un patient atteint d’obésité morbide4.

Qui de mieux placés que des cliniciens (qui sont les premiers à observer comment les nouveaux traitements sont employés et comment les patients réagissent à ceux-ci) pour faire part de leurs précieuses connaissances et expérience dans la littérature médicale par l’intermédiaire d’observations cliniques? Les réactions indésirables aux nouveaux médicaments pourraient ne pas être détectées avant la période de pharmacovigilance et il pourrait s’écouler des années avant de voir apparaître des tendances dans la littérature. Il est vital pour les cliniciens de contribuer à la littérature à l’aide d’observations cliniques pour que nous puissions ainsi acquérir des connaissances concrètes quant au processus nécessaire pour mettre en pratique des données probantes dans un contexte réel. Comme les observations cliniques peuvent stimuler la production de recherches ultérieures, nous pouvons admettre leur contribution au corpus de données probantes. Bon nombre d’organismes professionnels qui élaborent des lignes directrices, comme l’American Heart Association, accordent aux observations cliniques un score plus faible (par exemple, une catégorie de données probantes de niveau C), semblable à celui du jugement clinique. Cependant, une observation clinique bien structurée et rédigée objectivement pourrait en fait offrir des preuves plus fiables qu’un jugement subjectif.

Les observations cliniques peuvent aussi servir de premiers pas dans le monde de la rédaction médicale pour les cliniciens débutants. Or, il est important de connaître aussi leurs limites. De par leur nature, les observations cliniques s’appuient sur un échantillon de petite taille, elles ne permettent pas de garder les participants et cliniciens dans l’ignorance du traitement administré et, en raison de leur plan rétrospectif, elles peuvent être privées de données pertinentes qui n’ont pas été évaluées ou consignées dans le dossier médical. Les observations cliniques ne permettent pas de déduire une causalité ou de calculer l’incidence ou la prévalence (en raison de l’absence d’un dénominateur) et, plus important encore, elles ont le potentiel de mener à des mésinterprétations ou à des surinterprétations lorsque le cas est généralisé à la pratique clinique.

Une observation clinique bien rédigée doit mettre en évidence un esprit critique et un raisonnement logique, offrir des connaissances mécanistes et raconter de façon claire et éloquente l’histoire du patient. Bon nombre de revues scientifiques donnent aux auteurs de l’information générale sur la préparation des observations cliniques (dont celle du JCPH consultable à https://www.cjhp-online.ca/pages/files/CJHPAuthorGuidelines_French.pdf) et certaines ont publié des articles précisant comment rédiger des observations cliniques. Or, une étude a permis de découvrir que plus de la moitié des 1316 observations cliniques en médecine d’urgence évaluées ne fournissaient pas les renseignements essentiels qui auraient accru la transparence et la possibilité de reproduction, des qualités nécessaires aux rapports de recherche5. Compte tenu de la qualité inadéquate de bon nombre d’observations cliniques, les lignes directrices CARE (semblables aux lignes directrices CONSORT pour la rédaction d’essais contrôlés à répartition aléatoire) ont été élaborées pour offrir des recommandations visant à normaliser la publication des observations cliniques6.

Les lignes directrices CARE s’appuient sur une liste de contrôle comportant 13 éléments pour rendre compte de cas, dont une frise chronologique visuelle précieuse; elles encouragent même l’ajout de la perspective d’un patient, s’il y a lieu6. Les lignes directrices CARE ne sont pas spécifiques au compte rendu de cas de réactions indésirables aux médicaments; elles ne recommandent pas non plus l’ajout d’un algorithme pour l’évaluation de la causalité (cependant, certaines revues parlent d’algorithmes pour l’évaluation de la causalité dans leurs instructions aux auteurs concernant la rédaction d’observations cliniques). Bien que l’échelle de probabilité de Naranjo7, l’algorithme pour l’évaluation de la causalité le plus souvent employé, soit préférable au simple jugement clinique, sa nature subjective limite sa performance. D’ailleurs, des questions ont été soulevées à propos de sa fiabilité et de sa validité8. Il n’y a actuellement aucune méthode universellement reconnue d’évaluation de la causalité des réactions indésirables aux médicaments et l’on cherche présentement à élaborer de nouveaux algorithmes permettant d’évaluer la probabilité d’apparition de réactions indésirables aux médicaments, particulièrement dans des contextes spécialisés9.

Au cours des dernières années, la publication d’observations cliniques est devenue une affaire importante, avec plus de 150 revues scientifiques se concentrant sur ce domaine. Un examen récent a montré que bon nombre d’entre elles sont des revues en libre accès ayant des taux d’acceptation élevés et dont près de la moitié font preuve de pratiques potentiellement douteuses ou prédatrices qui ont soulevé des inquiétudes parmi les chercheurs10. Pour qu’une observation clinique puisse devenir un ajout précieux à la littérature, elle doit être bien rédigée et publiée dans une revue scientifique digne de confiance, révisée par les pairs. Ainsi, les auteurs qui désirent publier des observations cliniques doivent faire preuve de diligence raisonnable dans leur choix d’une revue appropriée pour leur manuscrit.

Un principe fondamental de la pratique clinique fondée sur des données probantes est l’utilisation des meilleures preuves disponibles et parfois une observation clinique ou une série de cas se révèlent les meilleures données probantes pour orienter la prise de décision3. Le JCPH accorde de la valeur aux observations cliniques qui enrichissent le corpus de données cliniques et qui peuvent pousser à mener d’autres recherches. Ainsi, les rédacteurs du Journal accueillent le dépôt d’observations cliniques de haut niveau qui peuvent représenter une contribution importante à la littérature.

[Traduction par l’éditeur]

References

1 Rainone A, Delucilla L, Elofer S, Bensimon L, Abittan G. Propofol-induced green breast milk: a case report. Can J Hosp Pharm. 2018;71(6):389–91.

2 DeGrote JR, Olafson EM, Drofa A, Kouznetzov E, Manchak M, Leedahl ND, et al. Ticagrelor and acetylsalic acid after placement of Pipeline embolization device for cerebral aneurysm: a case series. Can J Hosp Pharm. 2018;71(6):349–55.

3 Djulbegovic B, Guyatt GH. Progress in evidence-based medicine: a quarter century on. Lancet. 2017;390(10092):415–23.
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4 Bates D, Edwards J, Shrum J, Chan C, Manga S, MacKay E. Rivaroxaban for a patient with class III obesity: case report with literature review. Can J Hosp Pharm. 2018;71(1):36–43.
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5 Richason TP, Paulson SM, Lowenstein SR, Heard KJ. Case reports describing treatments in the emergency medicine literature: missing and misleading information. BMC Emerg Med. 2009;9:10.
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6 Gagnier JJ, Kienle G, Altman DG, Moher D, Sox H, Riley D; CARE Group. The CARE guidelines: consensus-based clinical case report guideline development. J Clin Epidemiol. 2014;67(1):46–51.
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7 Naranjo CA, Busto U, Sellers EM, et al. A method for estimating the probability of adverse drug reactions. Clin Pharmacol Ther. 1981;30(2):239–45.
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8 Doherty MJ. Algorithms for assessing the probability of an adverse drug reaction. Respir Med CME. 2009;2(2):63–7.
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9 Garcia-Cortés M, Lucena MI, Pachkoria K, Borraz Y, Hidalgo R, Andrade RJ; Spanish Group for the Study of Drug-Induced Liver Disease (grupo de Estudio para las Hepatopatías Asociadas a Medicamentos, Geham). Evaluation of Naranjo adverse drug reactions probability scale in causality assessment of drug-induced liver injury. Aliment Pharmacol Ther. 2008;27(9):780–9.
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10 Akers KG. New journals for publishing medical case reports. J Med Libr Assoc. 2016;104(2):146–9.
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Cynthia Jackevicius, B. Sc. Phm., Pharm. D., M. Sc., est professeure titulaire du Département de pratique pharmaceutique de la Western University of Health Sciences, à Pomona, en Californie, et chercheuse auxiliaire principale de l’ICES, à Toronto, en Ontario. Elle est également rédactrice adjointe du Journal canadien de la pharmacie hospitalière

Adresse de correspondance : Dre Cynthia Jackevicius, College of Pharmacy, Western University of Health Sciences, 309 E Second Street, Pomona CA 909469-5527, Courriel :cjackevicius@westernu.edu

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Intérêts concurrents : Aucun déclaré. ( Return to Text )


Canadian Journal of Hospital Pharmacy, VOLUME 71, NUMBER 6, November-December 2018