Détournement et négligence : Il est temps d’agir!


Clarence Chant

Le détournement de médicaments, défini comme « l’acheminement de médicaments d’ordonnance vers le marché noir » représente un problème qui n’est ni rare ni nouveau1. Si les opioïdes sont fréquemment détournés, les benzodiazépines, les stéroïdes anabolisants ainsi que d’autres substances non contrôlées, telles que le propofol et l’érythropoïétine, sont aussi des cibles possibles. Toutefois, le détournement demeure un sujet tabou dans la plupart des établissements et a même été désigné comme « le secret de famille des soins de santé » lors d’un épisode de W5, une émission documentaire canadienne qui existe de longue date2.

Alors que la crise des opioïdes fait rage, phénomène en partie attribuable au détournement de médicaments des hôpitaux, il semble paradoxal que les membres de l’équipe de pharmacie, qui sont les gardiens du système de distribution des médicaments, ne se sentent pas davantage concernés. Le bulletin d’informations d’un autre diffuseur, qui a colligé les résultats obtenus grâce à de multiples demandes d’accès à l’information présentées entre 2010 et 2017, a établi que Santé Canada avait reçu 5 689 rapports sur des opioïdes manquants dans des hôpitaux3. Plus alarmant encore est le fait que 4 375 (77 %) de ces rapports indiquaient que la cause des disparitions était inconnue3. Ces statistiques inquiétantes représentent davantage que de simples données visant à faire peur; elles ont des conséquences cliniques, humaines et financières bien réelles. En décembre 2013, par exemple, une infirmière et un médecin ont été retrouvés inconscients dans leurs toilettes respectives d’un hôpital de l’University of Michigan Health System4. Tous deux avaient pris une surdose d’opioïdes détournés; le médecin a pu être réanimé, mais l’infirmière est décédée. L’enquête a révélé que le détournement durait depuis des années : plus de 16 000 comprimés d’oxycodone ont été détournés dans ce seul établissement hospitalier4. L’Université du Michigan a finalement accepté de payer 4,3 millions de dollars américains en dédommagement à la suite de l’enquête5. En raison de l’absence de déclarations, il est impossible de déterminer l’ampleur du détournement au Canada, aux États-Unis ou à l’international. Même si les taux varient d’une région à l’autre, ce phénomène est forcément répandu à travers le monde et mérite notre attention.

Les causes de cette réticence à parler ouvertement du détournement de médicaments d’ordonnance sont nombreuses, notamment le fait que n’importe quel professionnel de la santé ayant un accès autorisé ou non aux médicaments et qui connaît le système et ses faiblesses peut détourner ce type de médicaments. Le risque de détournement existe à tous les niveaux du système, de l’approvisionnement à l’entreposage en passant par la distribution et l’administration; même les établissements possédant des systèmes pointus de contrôle automatisé ne sont pas à l’abri6. C’est ce qui est arrivé à l’Université du Michigan, où plus de 100 cabinets de distribution automatisés avaient été installés. Le détournement n’était pas attribuable à ces machines, mais il représentait plutôt la réalité d’un système de santé tenu de répondre à la fois aux besoins des patients et de contrôler l’accès aux médicaments dans un environnement où les échanges et les opérations complexes foisonnent et où, malheureusement, le personnel connaît aussi bien les forces que les faiblesses du système. Prescrire des opioïdes et ne pas les administrer (ou partiellement) ou prescrire des médicaments à un patient qui a déjà subi son opération représentent des techniques de détournement répandues. Un moyen plus radical consiste retirer de la poubelle les timbres de fentanyl utilisés pour en extraire le contenu restant avec une seringue. La gestion de l’accès aux médicaments est particulièrement perméable dans les établissements qui emploient encore un système de comptabilisation manuel et papier encore très répandu au Canada. De plus, les symptômes de la consommation de médicaments peuvent être subtils et le détournement peut être réalisé par des membres de l’équipe qui semblent bien intentionnés, en s’offrant pour administrer des médicaments à la place d’un collègue qui prend une pause, par exemple. L’absence de suivi systématique et de récolte de données contribue à obscurcir le secret, et c’est sans compter qu’il est mal vu de dénoncer un collègue.

Toutefois, ces considérations doivent être comparées aux conséquences sur les patients qui reçoivent parfois des traitements de la part d’un membre du personnel sous influence ou qui doivent endurer de la douleur en raison d’un détournement. Le danger guette aussi l’auteur du détournement, qui peut souffrir de dépendance sans recevoir le traitement approprié. De plus, il peut être impliqué dans des activités illégales qui contreviennent à profession, comme la falsification de dossiers médicaux. Plus sérieusement encore, la transmission d’infection par les seringues qu’utilisent les auteurs de détournements (réutilisées pour injecter des solutions salines aux patients) a des conséquences bien réelles. En effet, un examen systématique des études réalisées entre 2004 et 2014 a révélé six foyers d’infection (deux impliquant des bactéries à Gram négatif et quatre, l’hépatite C) attribuables au détournement de médicaments d’ordonnance, qui auraient pu toucher plus de 30 000 patients, dont 128 au moins ont été infectés7. Ces contaminations évitables sont inacceptables pour les professionnels de la santé, dont l’objectif premier est de prendre soin des patients et non de leur causer du tort.

Pour lutter systématiquement contre le phénomène de détournement, chaque hôpital doit mettre sur pied un groupe interdisciplinaire oeuvrant dans plusieurs domaines (éducation, détection, enquête, prévention) avec l’assentiment des cadres de l’établissement. Idéalement, le groupe devrait comprendre non seulement les cliniciens de première ligne et les membres de l’équipe de pharmacie, mais aussi les ressources humaines, les informaticiens, les conseillers, l’équipe de la sécurité, les responsables de la santé des employés et le personnel juridique, sans oublier une supervision par le comité de direction centralisé possédant les ressources nécessaires. Comme dans toute entreprise de grande envergure, on ne peut tout faire en même temps, surtout lorsqu’on doit agir au sein d’établissements hospitaliers constamment aux prises avec des dilemmes posés par l’attribution des ressources. Promouvoir la sensibilisation et l’éducation constituerait donc un premier pas raisonnable. Par ailleurs, cette démarche pourrait s’inscrire dans le cadre d’un plus vaste programme de gestion responsable des opioïdes. Heureusement, nos collègues américains ont publié des lignes directrices exhaustives sur le sujet8, que les membres des équipes de pharmacie responsables de surveiller l’usage des substances règlementées devraient obligatoirement lire. La Société canadienne des pharmaciens d’hôpitaux a aussi publié en 2019 des lignes directrices accompagnées d’outils et d’activités éducatives9.

Il est temps de se pencher sur nos propres pratiques en matière de détournement et de partager nos expériences, comme le font Videau et collab. dans le présent numéro10. Même si les taux d’adhésion rapportés dans cet article ne sont pas phénoménaux, ce travail peut être vu comme un exercice d’amélioration qualitative qui ralliera le comité décisionnel d’autres hôpitaux. Préférez-vous une enquête gouvernementale impliquant des assignations à comparaître, des vérifications à grande échelle et des rencontres avec le personnel ou bien un plan d’amélioration conçu et mis en place à l’interne qui assurera la sécurité des patients et peut-être même, des épargnes à long terme?

Commençons dès maintenant à nous soucier du détournement.

[Traduction par l’éditeur]

Références

1 Inciardi JA, Surratt HL, Kurtz SP, Cicero TJ. Mechanisms of prescription drug diversion among drug-involved club- and street-based populations. Pain Med. 2007;8(2):171–83.
cross-ref  pubmed  pmc  

2 Davidson A, producteur. W5, épisode 20 : “Hospital secrets”. Bell Media, CTV Television Network; diffusion le 3 février 2018. Publié au : https://www.youtube.com/watch?v=ho7SnsmpbIw. Consulté le 14 janvier 2019.

3 Howorun C. Exclusive investigation: ‘Unexplained losses’ of opioids on the rise in Canadian hospitals. Toronto (ON) : CityNews; 24 novembre 2017. Publié au : https://toronto.citynews.ca/2017/11/24/opioids-canadianhospitals/. Consulté le 14 janvier 2019.

4 Slagter M. University of Michigan Health System to pay record drug diversion settlement. MLive Media Group; 30 août 2018. Publié au : https://www.mlive.com/news/ann-arbor/index.ssf/2018/08/university_of_michigan_health_33.html. Consulté le 14 janvier 2019.

5 Record settlement reached in University of Michigan hospital drug diversion civil penalty case [communiqué de presse]. Détroit (MI) : US Drug Enforcement Administration; 30 août 2018. Publié au : https://www.dea.gov/press-releases/2018/08/30/record-settlement-reached-university-michigan-hospital-drug-diversion. Consulté le 22 avril 2019.

6 Berge KH, Dillon KR, Sikkink KM, Taylor TK, Lanier WL. Diversion of drugs within health care facilities, a multiple-victim crime: patterns of diversion, scope, consequences, detection, and prevention. Mayo Clin Proc. 2012:87(7):674–82.
cross-ref  pubmed  pmc  

7 Schaefer MK, Perz JF. Outbreaks of infections associated with drug diversion by US health care personnel. Mayo Clin Proc. 2014:89(7):878–87.
cross-ref  pubmed  pmc  

8 Brummond PW, Chen DF, Churchill WW, Clark JS, Dillon KR, Eschenbacher L, et al. ASHP guidelines on prevention diversion of controlled substances. Am J Health Syst Pharm. 2017;74(5):325–48.
cross-ref  pubmed  

9 Controlled drugs and substances in hospitals and healthcare facilities: guidelines on secure management and diversion prevention. Ottawa (ON) : Société canadienne des pharmaciens d’hôpitaux; 2019. Publié au : https://www.cshp.ca/guidelines. Consulté le 16 avril 2019.

10 Videau M, Atkinson S, Thibault M, Lebel D, Bussières JF. Compliance with recommended practices for management of controlled substances in a health care facility and corrective actions. Can J Hosp Pharm. 2019;72(3):175–84.


Clarence Chant, Pharm. D., BCPS, FCCP, FCSHP, est directeur de pharmacie du St Michael’s Hospital, à Toronto, en Ontario. Il est également rédacteur adjoint au Journal canadien de la pharmacie hospitalière

Intérêts concurrents: Aucun déclaré. ( Return to Text )


Adresse de correspondance : Dr Clarence Chant, Service de pharmacie, St Michael’s Hospital, 30 Bond Street, Room B0007, Toronto ON M5B 1W8, Courriel :chantc@smh.ca

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Canadian Journal of Hospital Pharmacy, VOLUME 72, NUMBER 3, May-June 2019