Gestion des approvisionnements en médicaments pendant la pandémie de COVID-19 : expérience québécoise en établissement de santé


Lucie Verret , Marie-Claude Racine , Diem Vo , François Paradis , Geneviève Cayer , Cécile Lecours , Isabelle Nolet , Jean-François Bussières

INTRODUCTION

Le premier cas de COVID-19 au Canada a été signalé en Ontario le 25 janvier 2020. L’Organisation mondiale de la santé a déclaré l’état de pandémie à la COVID-19 le 11 mars 20201. Un état d’urgence sanitaire a été déclaré par le Gouvernement du Québec le 13 mars 20202. Considérant l’effet de la pandémie sur l’économie et sur les soins de santé, des pénuries de médicaments ont été prévues au Canada3,4. Deux réserves COVID ont été établies. L’objectif de cet article est de décrire la gestion de l’approvisionnement en médicaments hospitaliers durant la pandémie à la COVID-19.

DESCRIPTION DE LA PRATIQUE

Cellule de crise

Une cellule de crise composée de six chefs de département de pharmacie du Québec a été formée, épaulée par deux pharmaciennes-conseils, des membres du personnel des groupes d’approvisionnement en commun (GAC) et des représentants du ministère de la Santé et des Services Sociaux (MSSS). Deux chefs de département de pharmacie par GAC ont été recensés pour la cellule de crise, soit le président et le vice-président de chaque comité de pharmaciens des GAC. Peu importe leur établissement de santé, chaque chef assure la représentation de toutes les missions de soins du réseau de la santé. Au Québec, les établissements de santé regroupent le plus souvent toutes les missions (c.-à-d. centre hospitalier, centre hospitalier de soins de longue durée (CHSLD), centre de réadaptation, centre jeunesse et centre local de services communautaires (CLSC)). Afin de faire face à la pandémie, de nombreuses actions ont été entreprises et coordonnées par cette cellule. L’annexe 1, disponible à l’adresse https://www.cjhp-online.ca/index.php/cjhp/issue/view/207 présente un fil chronologique des principaux événements liés à la gestion des stocks de médicaments durant la pandémie.

Liste de médicaments critiques

Une liste de 220 médicaments critiques (57 dénominations, 220 présentations commerciales) a été établie en consultant les principaux chefs de département de pharmacie et leur équipe clinique. Cette liste, qui regroupe les médicaments jugés essentiels pour faire face à la pandémie de COVID-19, a servi de base à plusieurs actions entourant la gestion des stocks. Des ajouts ont été portés à la liste en cours de pandémie, notamment pour tenir compte des besoins en soins palliatifs. L’annexe 2, disponible à l’adresse https://www.cjhp-online.ca/index.php/cjhp/issue/view/207 présente la liste de médicaments critiques en vigueur au 13 avril 2021.

Organisation de rencontres avec les parties prenantes

Dès le début de la pandémie, un arrimage s’est établi avec la direction des affaires pharmaceutiques du MSSS, et des rencontres ont été organisées avec les fabricants de médicaments et les grossistes. Ces rencontres nous ont permis de quantifier nos besoins en médicaments et ont donné l’occasion à l’industrie pharmaceutique de réviser les priorités de production et de s’assurer de la disponibilité de plusieurs médicaments critiques en soins intensifs, en médecine et en soins de fin de vie (p. ex. curares, opiacés, anticholinergiques).

Gestion des communications et des suivis

Un plan de communication a été établi et ajusté sur une base régulière. Trois forums principaux ont été mis en place ou utilisés aux fins de gestion des enjeux liés à la pandémie, soit 1) la cellule de crise décrite avec le MSSS, 2) un comité MSSS-parties prenantes en pharmacie formé de l’ordre professionnel, des associations professionnelles et des GAC et 3) un comité centre d’acquisitions gouvernementales (CAG)-distributeurs pharmaceutiques. En plus de la cellule de crise, l’information était partagée et discutée avec l’ensemble des chefs de département de pharmacie du Québec sur une base hebdomadaire. Des rencontres fréquentes ont été établies sur Zoom puis sur Microsoft Teams. Des équipes et des canaux de communication précis ont été créés afin de partager des fichiers de travail (p. ex. suivi des inventaires, partage de stocks à courte péremption, scénarios) et un tableau de bord pour le suivi.

Simulation dynamique des besoins en médicaments

Afin de quantifier les besoins en médicaments à l’échelle du Québec, une simulation dynamique des besoins en médicaments a été mise en place par la cellule de crise. La simulation a été conçue en tenant compte de la liste de médicaments critiques, du taux d’utilisation de chaque médicament par patient admis en soins intensifs ou en soins palliatifs, d’une posologie moyenne journalière par médicament par patient et d’une courbe de jours-présences en soins intensifs et en soins palliatifs. La simulation a été ajustée au fur et à mesure en tenant compte des données réelles cumulées.

Périodiquement, des pharmaciens de soins intensifs et de soins palliatifs de plusieurs établissements touchés ont été sondés afin de commenter les paramètres des scénarios et de s’assurer de l’adéquation de la simulation avec les pratiques évolutives sur le terrain.

Des travaux préliminaires ont été nécessaires afin de mettre en place cette simulation dans un chiffrier complexe relié à plusieurs fichiers sources. Dans un premier temps, nous avons extrait l’ensemble des ventes de médicaments aux départements de pharmacie par dénomination commune internationale (DCI) pour tout le Québec afin d’établir la dose quotidienne utilisée par le réseau de la santé. Cette démarche a permis d’établir le besoin de base du Québec par DCI. Dans un deuxième temps, nous avons conçu une matrice de tous les besoins exprimés par les chefs de département de pharmacie (c.-à-d. commande ferme pour la réserve no 1) et avons converti cette information en mg requis par DCI. Dans un troisième temps, à partir des données de sondages périodiques, nous avons simulé les besoins de patients en soins intensifs, en médecine générale et en soins palliatifs en tenant compte d’une sélection de médicaments applicable à chaque clientèle. Dans un quatrième temps, nous avons intégré les données de projection du nombre quotidien de patients dans ces trois secteurs. Ces courbes ont été révisées périodiquement en tenant compte de données partagées par le MSSS ainsi que du nombre réel de patients atteints de la COVID dans ces secteurs. Toutes ces données ont permis d’établir un modèle permettant de vérifier si les stocks en place (c.-à-d. à l’échelle locale et chez les grossistes) allaient s’avérer suffisants pour répondre aux besoins pour une période déterminée.

Rehaussement des seuils d’inventaire en établissement de santé

Depuis plusieurs années, les chefs de département de pharmacie du Québec réclament une hausse du nombre moyen de jours d’inventaire des médicaments et des espaces additionnels d’entreposage, sachant qu’il leur revient d’établir la sélection des médicaments et d’assurer la disponibilité des médicaments requis aux usagers en dépit des ruptures de stock fréquentes chez les fabricants5. En réaction à cette demande, le sous-ministre de la santé écrivait aux présidents-directeurs généraux des établissements de santé du Québec en 2017 que des « inventaires inférieurs à quatre semaines devraient généralement être évités »6. Dès le début de la pandémie, les pharmaciens de la cellule de crise ont demandé au MSSS que ce nombre de jours soit officiellement rehaussé à l’échelle du réseau. En juin 2020, une nouvelle missive du MSSS demandait « de détenir des inventaires de 60 jours pour la majorité des produits d’usage courant et de 90 jours pour les produits critiques »7. Ces deux interventions concertées ont contribué à rendre les établissements de santé moins vulnérables aux problèmes d’approvisionnement en médicaments.

Développement d’un outil de surveillance des inventaires

Afin d’atteindre les niveaux d’inventaire ciblés, chaque chef de département de pharmacie de tous les établissements du Québec devait mettre à jour, sur une base quotidienne pour commencer, puis hebdomadaire, un chiffrier comportant une sélection des médicaments critiques (figure 1). Cet outil de surveillance a permis non seulement de quantifier les inventaires mais également de vérifier le nombre de jours d’autonomie en tenant compte des volumes d’activités réels et prévus. De plus, une analyse hebdomadaire et consolidée de ces données était transmise au MSSS afin d’informer les autorités de la capacité des établissements à faire face à la pandémie.

 


 

FIGURE 1  Extrait d’un fichier type de l’outil de surveillance de l’inventaire et un profil synthèse de l’état des stocks au Québec. Le tableau intégral est présenté à l’annexe 3, disponible à l’adresse https://www.cjhp-online.ca/index.php/cjhp/issue/view/207.

Réserves ministérielles

En vertu d’un arrêté ministériel, deux réserves de médicaments successives ont été établies8. Une première réserve a été constituée à partir des données de simulation et d’une commande ferme de médicaments critiques par chaque chef de département de pharmacie pour la période du 1er mai au 30 août 2020. Une commande ferme signifie que les médicaments périmés ne peuvent être retournés et ne sont pas admissibles à une demande de crédit auprès du grossiste ou du fabricant. Une seconde réserve a été constituée à partir des données révisées de la simulation et d’une commande ferme du MSSS pour la période du 1er septembre 2020 au 30 juin 2021. Dans les deux cas, les grossistes à forfait (McKesson, McMahon) ont été mis à contribution en convenant de modalités de fonctionnement. En sus de ces deux réserves conservées chez les deux distributeurs à forfait avec le CAG, une réserve ministérielle de solutés a été mise en place et les niveaux d’inventaires des solutés par établissement ont été rehaussés à raison de 60 ou 90 jours selon le type de soluté.

Outil de partage des stocks de médicaments

Il est difficile d’estimer avec précision les besoins en médicaments. Bien que la simulation nous ait permis d’établir une zone de confort en matière de disponibilité de certains médicaments, il s’est avéré nécessaire de mettre en place un système pour minimiser les pertes. Un chiffrier de partage sur Teams (Microsoft, Seattle, WA, É.-U.) a été créé pour faciliter les échanges entre les établissements. Les partages s’effectuent directement entre les établissements, après contact téléphonique ou par courriel de la part du personnel de gestion des stocks du département de pharmacie de chaque établissement au moyen d’un envoi personnalisé.

Changements de pratique

La cellule de crise a recensé, proposé et examiné de nombreuses actions afin d’optimiser la disponibilité des stocks de médicaments. En collaboration avec l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux (INESSS), elle a produit des outils permettant de faciliter l’interchangeabilité de certains médicaments. Par exemple, on a proposé de changer certaines pratiques (cisatracurium ou rocuronium), d’éviter les préparations faites à l’avance, de favoriser la voie orale, de fractionner les volumes de certains formats de préparation pour éviter les pertes lors d’un arrêt de thérapie, de prolonger la date limite d’utilisation de préparations ou de tubulures en situation critique ou encore de recourir à différentes possibilités thérapeutiques.

ÉVALUATION ET PERSPECTIVES

En dépit du nombre élevé d’hospitalisations liées aux deux vagues d’infections à la COVID-19, il n’y a pas eu de pénuries avérées de médicaments dans les hôpitaux du Québec compte tenu de l’approche mise en place, de la proactivité et de la très grande collaboration des pharmaciens en établissement de santé. Les réserves accumulées nous ont même permis de venir en aide à d’autres provinces du Canada qui étaient aux prises avec des difficultés d’approvisionnement. Avec la mise en place de la 2e réserve, nous n’anticipons pas de pénuries de médicaments d’ici décembre 2021. Les travaux se poursuivent en tenant compte de l’évolution de la pandémie afin d’anticiper les besoins et les actions visant à assurer un approvisionnement adéquat.

La mise en place de la cellule de crise a été effectuée avec succès, grâce à la collaboration de tous, incluant les équipes des trois GAC en place au Québec (SigmaSanté et les deux groupes couvrant l’Est et l’Ouest du Québec). Bien avant la pandémie, le Gouvernement du Québec avait planifié la fusion des trois GAC au sein d’un nouveau Centre d’acquisitions gouvernementales9. Ce changement législatif et organisationnel a été effectué le 1er septembre 2020, et la cellule de crise mise en place fait office de nouveau comité de gouvernance représentant les pharmaciens des trois GAC fusionnés au sein du nouveau centre. Cette cellule sera pérennisée au terme de la pandémie.

CONCLUSION

Le Québec a été touché de façon importante dès le début de la première vague, et des mesures sanitaires ont été mises en place rapidement en pharmacie en tenant compte de l’évolution de la pandémie10. Les chefs de département de pharmacie, soutenus par le personnel des GAC, ont été proactifs, créatifs, solidaires et efficaces, ce qui leur a permis d’éviter des pénuries de médicaments et d’assurer une prestation sécuritaire de services et de soins pharmaceutiques à la population québécoise.

Cette crise sans précédent met en évidence la nécessité de pérenniser une approche agile et proactive de gestion des médicaments ainsi que certains outils mis en place afin de faire face à de nouvelles crises (p. ex. autre pandémie, conflit commercial avec un pays étranger, pénurie soutenue de plusieurs produits). Indépendamment de la pandémie, la mise en place du CAG et d’un comité des pharmaciens forts et structurés, avec présence d’une équipe de pharmaciens-conseils, est une occasion d’accroître la collaboration entre tous les chefs de département de pharmacie du Québec afin d’optimiser la gestion des stocks sans limiter les occasions d’affaire pour le marché pharmaceutique (c.-à-d. en préservant les cycles contractuels régionaux en place).

Références

1 Organisation mondiale de la santé. Chronologie. COVID-19 [page consultée le 13 janvier 2021]. [en ligne] : https://www.who.int/fr/news/item/29-06-2020-covidtimeline

2 Ministère de la santé et des services sociaux. Coronavirus (COVID-19) [page consultée le 13 janvier 2021]. [en ligne] : https://msss.gouv.qc.ca/professionnels/maladies-infectieuses/coronavirus-2019-ncov/

3 Gerbet T, Godbout M. COVID-19 et medicaments : une possibilité très réelle de pénurie. Radio-Canada. 3 avril 2020 [page consultée le 13 janvier 2021]. [en ligne] : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1690648/medicaments-manque-penurie-covid-coronavirus-propofol-ventolin

4 Osman L. Encore des pénuries de médicaments à cause de la pandémie. La Presse. 6 mai 2020 [page consultée le 13 janvier 2021]. [en ligne] : https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-05-06/encore-des-penuries-de-medicaments-a-cause-de-la-pandemie

5 LégisQuébec. Règlement sur l’organisation et l’administration des établissements de santé. Article 77 [page consultée le 13 janvier 2021]. [en ligne] : http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cr/S-5,%20r.%205/

6 Fontaine M. Lettre transmise aux présidents-directeurs généraux des centres intégrés et des centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux. 20 décembre 2017. 2 pages.

7 Opatrny L. Lettre transmise aux présidents-directeurs généraux des centres intégrés et des centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux. 16 juin 2020. 2 pages.

8 Ministère de la santé et des services sociaux. Arrêté numéro 2020-015 de la Ministre de la santé et des services sociaux en date du 4 avril 2020 concernant l’ordonnance de mesures visant à protéger la santé de la population dans la situation de pandémie de la COVID-19. 4 avril 2020 [page consultée le 13 janvier 2021]. [en ligne] : https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/sante-services-sociaux/publications-adm/lois-reglements/AM_numero_2020-015.pdf?1586042112

9 Assemblée nationale. Projet de loi n° 37, Loi visant principalement à instituer le Centre d’acquisitions gouvernementales et Infrastructures technologiques Québec [page consultée le 13 janvier 2021]. [en ligne] : http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-37-42-1.html

10 Mesures sanitaires requises et plan de contingence pour assurer la continuité des opérations – départements de pharmacie des CISSS et CIUSSS du Québec. Ordre des pharmaciens du Québec et Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec. 2 avril 2020. 13 pages.


Lucie Verret , B. Pharm., M. Sc., est chef du Département de pharmacie, Institut de cardiologie de Montréal, Montréal (Québec)
Marie-Claude Racine , B. Pharm., M. Sc., est chef du Département de pharmacie, CHU de Québec, Québec (Québec)
Diem Vo , B. Pharm., M. Sc., est chef du Département de pharmacie, Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Est, Longueuil (Québec)
François Paradis , B. Pharm., est chef du Département de pharmacie, Centre intégré de santé et de services sociaux du Bas-Saint-Laurent, Rimouski (Québec)
Geneviève Cayer , B. Pharm., M. Sc., est chef du Département de pharmacie, Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-centre, Greenfield Park (Québec)
Cécile Lecours , B. Pharm., est pharmacienne-conseil, SigmsaSanté, Montréal (Québec)
Isabelle Nolet , B. Pharm., M. Sc., est pharmacienne, Département de pharmacie, CHU de Québec, et pharmacienne-conseil, Centre d’acquisitions gouvernementales, Québec (Québec)
Jean-François Bussières , B. Pharm., M. Sc., M.B.A., F.C.S.H.P., F.O.P.Q., est chef, Unité de recherche en pratique pharmaceutique, Département de pharmacie, CHU Sainte-Justine, et professeur titulaire de clinique, Faculté de pharmacie, Université de Montréal, Montréal (Québec)

Conflits d’intérêt: Aucune déclaration. ( Return to Text )


Adresse de correspondance: Lucie Verret, Département de pharmacie, Institut de cardiologie de Montréal, 5000, rue Bélanger, Montréal QC H1T 1C8, Courriel: lucie.verret@icm-mhi.org

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Financement: Aucun reçu. ( Return to Text )


Canadian Journal of Hospital Pharmacy , VOLUME 75 , NUMBER 1 , Winter 2022